INTRODUCTION
Pendant plus de vingt ans, le manuscrit à l'origine de ce livre est resté délibérément au fond d'un tiroir au Château de l'Anglais. Avant d'être écrites, ses pages ont été vécues à l'intérieur même du Château et, au cours de mes recherches, en extérieur. Cette introduction, un bref récit dans le récit, retrace les étapes successives d'une incroyable aventure, à la façon des kokeshi, ces poupées gigognes japonaises qui inspirèrent les fameuses matriochkas russes. Par précaution, le manuscrit bilingue français-anglais a été déposé en août 2006 à la SACD, la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, sous le titre «Le Château de l'Anglais, légendes et mystère/Villa Smith revisited ».
À cette époque de ma vie, les évènements m'amenèrent à privilégier d'autres intérêts et à me fixer des priorités différentes de telle sorte que le dépôt dut être renouvelé tous les cinq ans pour se terminer en août 2021, avec la perspective désormais confirmée de la publication de mon travail !
Nous sommes en 1994, année qui marque le cinquantième anniversaire de la disparition d'Antoine de Saint Exupéry et, avec mon mari, nous venons de trouver la perle rare lors de la recherche encore hésitante d'une résidence secondaire sur la Côte d'Azur. Il est vrai que je souhaitais retrouver mes racines linguistiques après dix années passées entre Rome et l'Inde où mon mari était en poste comme diplomate à l'Ambassade d'Italie à Delhi. Pourtant, j'étais loin d'imaginer que par le plus grand des hasards nous allions ressentir un tel « coup de coeur » pour cette extravagante construction qui domine la Baie des Anges et le port de Nice, œuvre d'un colonel anglais revenu des Indes au milieu du XIXe siècle.
Mais peut-on vraiment parler de hasard lorsque l'Inde est impliquée ? Parmi les centaines d'offres de résidence secondaire sur la Côte d'Azur, comment se fait-il qu'un vague souhait de notre part se transforme en une opportunité irrésistible qui n'était même pas annoncée sur le marché immobilier ? Peut-être que les vieilles pierres du Château de l'Anglais attendaient que quelqu'un vienne redécouvrir et raconter, vécue de l'intérieur, l'histoire du colonel Robert Smith (1787-1873) ! C'est ainsi que l'idée de ce livre est née, par hasard, mais pas vraiment tout-à-fait par hasard!
Qui était réellement Robert Smith ? Quelle était l'histoire de sa vie et de cet édifice à l'allure orientale qui porte sa signature architecturale ?
Les lieux communs et les réponses superficielles que j'entendais autour de moi ne me suffisaient pas. Assise sur la terrasse, au cours d'une des ces journées d'hiver où les bleus de la mer et du ciel se confondent à l'horizon et illuminent une ville blanche qui se dessine sur un fond de cimes enneigées, j'essayais d'imaginer l'émotion du Colonel alors qu'il se trouvait face à ce panorama grandiose, solitaire, sur un promontoire dénudé sans autre communication avec la ville que cette petite embarcation qui le transportait du port à l'entrée de son domaine. Ce personnage me fascinait au plus haut point, d'autant plus que son itinéraire, cent cinquante ans avant nous, avait été le même : Delhi-Rome-Nice ! Je résolus donc d'entreprendre ma propre recherche en commençant par quelques visites aux bibliothèques de la ville. Rien de plus naturel que de s'intéresser à l'endroit où l'on vit, mais il y avait au Château comme une magie qui opérait, comme si le génie du lieu m'incitait à approfondir ma recherche. C'est ainsi que, grâce à la recommandation du Consul Général d'Italie à Nice, les portes des Archives Départementales, des Archives Municipales, de la Bibliothèque de Cessole et de la Villa Masséna me furent ouvertes et une assistance précieuse offerte par les responsables en place. Même si leurs noms apparaissent dans les Remerciements, je tiens à leur exprimer ma gratitude dès ces premières pages car, sans leur présence bienveillante, retrouver ces documents d'archives aurait été fort laborieux pour une « primo-arrivante » à Nice. Une rencontre particulièrement chère à mon cœur me permit d'avancer de façon rigoureuse dans mes recherches sur le Château de l'Anglais, puisqu'il s'agissait du Conservateur Territorial du Patrimoine des Alpes Maritimes, Luc Thévenon, avec qui j'ai gardé des rapports très chaleureux. Alors qu'il préparait un ouvrage sur les Folies de Nice, dans lequel l'oeuvre de Robert Smith figurait en bonne place, il fut à plusieurs reprises notre invité au Château de l'Anglais.
Au fur et à mesure que je dépouillais la presse de l'époque et que je progressais dans mon exploration du cadastre et des archives, j'étais de plus en plus intriguée par la personnalité du Colonel qui semblait auréolée de mystère. Les sources locales, pour la plupart en langue française, faisaient une large place au Château mais ne donnaient aucune description digne d'intérêt du colonel Smith. Je compris vite que, pour en savoir davantage, je devais me rendre directement en Grande-Bretagne. Le fait que l'anglais soit ma langue paternelle (ma mère était belge et mon père américain) et que j'aie vécu le début de ma carrière d'interprète simultanée à Londres dans les années 70 constituait un atout. Ainsi, je n'eus aucun mal à établir des contacts fructueux avec le Directeur du British India Office à Londres, le Directeur du Musée d'État de Penang, la Conservatrice du Royal Albert Memorial Museum d'Exeter, et la Vice-Conservatrice du Yale Center for British Art aux États-Unis. J'ai pu également consulter les archives de l'East India Company et la collection des oeuvres attribuées à Robert Smith au Victoria and Albert Museum de Londres.
Le hasard qui, à force de se répéter, devenait un signe du destin, mit sur ma route Raymond Head que je peux qualifier, sans risque d'exagération, de "biographe" de Robert Smith. Compositeur et musicologue, passionné d'histoire coloniale anglaise, il avait compilé les différentes sources d'information sur a vie du Colonel aux Indes. Au demeurant, les textes récents en langue française s'inspirent de façon directe ou indirecte des données recensées par Head. Pendant plusieurs mois, nous avons longuement conversé et correspondu pour tenter d'élucider la part de mystère qui entoura la vie du Colonel après son retour en Europe. Cette rencontre a marqué un tournant décisif dans ma recherche et, en 1996, j'ai commandé à Raymond Head une monographie sur Robert Smith qui a constitué le socle sur lequel j'ai pu construire ma narration.
Le XXIe siècle se profile à l'horizon et la rédaction du manuscrit progresse avec, en corollaire pour la copropriété, la perspective désormais certaine d'une inscription du domaine à l'Inventaire des Monuments Historiques. Le risque d'une démolition du Château, qui avait déjà résisté à diverses tentatives de spéculation immobilière, est désormais écarté avec le Décret Préfectoral d'Inscription à l'Inventaire en 2000. Toutefois, l'état de délabrement de l'édifice exige une restauration urgente qui deviendra une pomme de discorde entre certains copropriétaires et la raison principale pour laquelle, découragée et dépitée par leur fermeture d'esprit et l'immobilisme qui s'en suivit, je décide de refermer, moi aussi, les pages de mon manuscrit en attendant le moment propice à sa publication, moment qui dans la vie, tôt ou tard, arrive toujours ! De fait, vingt et un ans plus tard, au moment où je rédige ces quelques lignes, les conditions idéales semblent enfin réunies puisque les copropriétaires ont voté à l'unanimité le projet de ravalement de leur bien commun et que, de mon côté, j'ai trouvé un éditeur passionné par tout ce qui touche à la culture et au patrimoine de cette magnifique région. Par une heureuse coïncidence, le gouvernement français vient d'annoncer son soutien à la candidature de la Ville de Nice à l'inscription sur la liste du Patrimoine Mondial de l'UNESCO en tant que « Capitale du Tourisme de Riviera »,
Ce livre n'est ni un traité d'histoire ni une biographie au sens strict du terme. Il s'inspire plutôt de l'art du récit où, à la rigueur et la précision historiques fondées sur des faits connus et avérés, s'ajoute une part d'imaginaire qui a pour vocation de remplir les blancs dans le parcours du Colonel et de faire revivre en toute vraisemblance mais de façon romanesque ce personnage trop souvent ignoré de l'histoire coloniale anglaise au XIXe siècle. Mes recherches m'ont amenée à esquisser un portrait aux multiples facettes de cet homme hors du commun et à peindre une fresque historique qui emmène le lecteur de la grande aventure de la Compagnie des Indes Orientales durant l'époque pré-victorienne aux charmes de la Nice savoyarde antérieure au plébiscite de 1860, avec quelques détours par l'Angleterre et l'Italie.
Si la figure principale de ce livre demeure sans conteste le Château, celui-ci reste indissociable de son créateur, militaire intrépide, architecte accompli, peintre talentueux et fervent aspirant spirituel: quatre aspects de sa personnalité qui se prêtent de manière idéale à une présentation du récit en quatre chapitres. Le Château de l'Anglais, à l'origine Villa Smith, a été construit entre 1856 et 1861 à une époque charnière de l'histoire de Nice, au moment de son passage de la Maison de Savoie à la France, alors que débutait sa vocation de capitale européenne de la villégiature d'hiver, où les Anglais étaient des hôtes privilégiés dans un contexte de plus en plus cosmopolite. Construction originale à plus d'un titre, l'oeuvre architecturale de Smith servit d'exemple aux hivernants étrangers et fut à l'origine de l'urbanisation du Mont Boron. En présence d'une réalisation aussi surprenante, j'ai souhaité faire revivre l'esprit qui a présidé à son édification à partir de 1856, avant que le Château de l'Anglais ne soit cédé à un aristocrate mondain en 1875, puis à un hôtelier à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour s'enliser ensuite dans une banale chronique immobilière. C'était comme si, au-dessus du tumulte de la copropriété, le Colonel voulait me faire entendre sa voix !
Cet héritage insolite nous est légué par une personnalité multiforme : ancien officier du Génie dans l'armée de la Compagnie des Indes Orientales, dessinateur, topographe et aquarelliste, peintre et architecte raffinés, botaniste, conservateur, avant l'heure, des principaux monuments moghols de Delhi et responsable de la réalisation d'importants travaux d'ingénierie en Asie. Depuis son engagement à l'âge de dix-huit ans comme cadet de la Compagnie des Indes Orientales jusqu'à son retour en Europe en 1832 à l'âge de 45 ans, la carrière militaire de Smith en Orient et l'épanouissement de ses talents artistiques suivent deux voies parallèles ponctuées de repères spatiaux et temporels aisément définissables. Jusque là, on s'en tient à la chronique de faits clairement documentés.
Ensuite, tout ce que l'on sait de lui se résume en quelques phrases. Robert Smith passe les vingt années suivantes dans un total anonymat, se consacrant principalement à sa passion pour la peinture, entre l'Angleterre et l'Italie, où il épouse une noble et riche héritière française à Florence et s'installe à Rome. Devenu veuf en 1850, il retourne en Angleterre où il entreprend la construction d'un imposant édifice à Paignton et, à peine quelques années plus tard, celle du Château de l'Anglais à Nice.
Pourquoi, après avoir connu une certaine notoriété à Delhi, le Colonel, retourné à la vie civile, disparaît-il de la scène pour ressurgir au milieu du XIXe siècle comme architecte et propriétaire de deux édifices étonnants, le Redcliffe Towers à Paington et le Château de l'Anglais à Nice ? La chronique demeure irrémédiablement muette sur ce mystère. On est donc en droit de se poser des questions et de tenter d'y répondre de façon intuitive sans craindre de faire appel à l'imagination, d'autant plus que la banalité du nom de famille Smith, comme Dupont en France, n'a en rien facilité les recherches !
Smith s'enferma-t'il dans le mutisme de ceux qui ont, de longue date, appris à se plier à la volonté du destin ? En réalité, vers la moitié du XIXe siècle en Angleterre, l'aristocratie et la haute bourgeoisie éprouvaient une intolérance et une condescendance à peine dissimulées pour les nababs anglais qui, comme Smith, regagnaient leur patrie avec de grosses fortunes et un bagage d'expériences extraordinaires puisées dans la vie et la spiritualité des Indes. Esthète et artiste, le Colonel à la retraite a t'il préféré s'exiler en Italie pour mieux cultiver son goût pour les Arts à Florence, Venise et Rome qui attiraient les beaux esprits de l'époque venus de toute l'Europe ? Toutefois, cette explication plausible ne permet de soulever qu'un pan du voile qui recouvre le mystère Smith.
Pourquoi un homme plutôt introverti et peu enclin aux mondanités s'est-il lancé dans cette double entreprise colossale, dans des conditions de santé précaires, seul, père d'un jeune enfant et à un âge fort avancé, si l'on considère que l'espérance de vie moyenne à l'époque était de 55 ans? Pourquoi a-t'il décoré ses demeures privées d'éléments symboliques qui expriment une quête à résonance initiatique universelle ? Pour quelle raison mystérieuse le Colonel a-t'il quitté Nice avant d'avoir achevé la construction de toutes les annexes et l'aménagement du parc dans son domaine ?
À ce propos, Raymond Head émet une hypothèse singulière encore que fondée sur des prémisses vraisemblables. Il oriente la focale sur une interprétation ésotérique de l'oeuvre de Smith qui aurait exprimé, au travers de l'architecture et de la peinture, son appartenance à un courant de pensée qui préconisait le rapprochement entre la culture spirituelle de l'Occident et celle de l'Orient. Smith aurait été associé à une confrérie initiatique même si aucune mention d'affiliation à quelque obédience que ce soit n'a été retrouvée jusqu'à ce jour. Encouragée par Raymond Head à concentrer ma recherche sur la symbolique initiatique et sur les mouvements réformateurs hindous du XIXe siècle, je pus mettre à profit ma longue expérience de l'Inde où, après avoir accompli de nombreuses missions pour les Nations Unies comme interprète, j'ai résidé pendant cinq ans et où je suis retournée plusieurs fois par la suite.
Robert Smith, de retour en Europe, aurait formé une communauté d'esprit authentique avec quelques amis de longue date, imprégnés comme lui d'une expérience intense dans les Indes pré-victoriennes et désireux de voir le syncrétisme entre les spiritualités des deux Mondes survivre à la "normalisation impériale et puritaine" du Raj dans la seconde moitié du XIXe siècle. Les symboles qui ornent les façades de ses demeures proclamaient un ensemble de croyances destinées à être vues du vivant du Colonel. Ils lui survivent en témoins silencieux de sa recherche d'une fusion des valeurs occidentales et orientales. De toute évidence, l'empreinte architecturale du Château de l'Anglais n'est pas le produit d'une mode et elle ne s'aligne pas sur les tendances émergentes du goût pour l'exotisme qui caractérise d'autres propriétés construites à la même époque sur la Côte d'Azur. Son style original, admiré par certains et vilipendé par d'autres, exprimerait un dessein qui transcende le concepteur du Château de l'Anglais pour lequel la Rotonde aurait représenté un temple méconnu consacré à un savoir enseveli.
Le récit s'articule autour de quatre chapitres agrémentés de notes et accompagnés d'une série d'annexes ainsi que de bibliographies en langue française et en langue anglaise.
Le premier chapitre retrace le parcours de Robert Smith, de sa jeunesse en Angleterre à l'apogée de sa carrière militaire aux Indes. Ensuite, il décrit le retour à la vie civile en Europe dans l'anonymat le plus complet jusqu'au moment où il entreprend la construction de ses deux châteaux, à Paignton, en Angleterre et sur le Mont Boron à Nice.
Le deuxième chapitre brosse un tableau de la Nice savoyarde avant le rattachement de 1860 à la France. Des citations des guides touristiques et de la presse locale de l'époque, ainsi que des extraits d'ouvrages littéraires permettent de reconstituer une chronique raisonnée de l'aventure architecturale de Smith. La personnalité et l'empreinte originale du Colonel sont amplement présentées à travers ses quatre résidences : un élégant bungalow à Delhi sur les remparts du Red Fort, une splendide villa sur le Palatin à Rome et un imposant château dans le Devonshire, construit presque en même temps que le Château de l'Anglais à Nice.
Le troisième chapitre esquisse la figure de l'artiste, avec la présentation de quelques-unes de ses œuvres les plus significatives parmi celles qui ont été répertoriées. Celles-ci ne constituent qu'une portion limitée de la production féconde de Robert Smith, de l'adolescence jusqu'aux dernières années à Paignton.
Le quatrième chapitre cherche à élucider l'énigme que posent tant la conception et la construction du Château de l'Anglais que les représentations symboliques qui ont survécu jusqu'à nos jours sur ses murs. Une interprétation plausible des nobles intentions du Colonel est avancée dans le contexte historique des courants de pensée universalistes de l'époque.
En annexe figurent des photocopies de certains documents d'archives pertinents ainsi que des reproductions des œuvres de Robert Smith comme peintre, architecte et conservateur de monuments historiques.
Lorsque l'on évoque aujourd'hui le Château de l'Anglais, on se limite généralement au fait qu'il a été construit par un colonel anglais excentrique, de retour d'un long séjour en Inde au milieu du XIXe siècle. Plus d'une personne suggère qu'il s'agit d'une "folie" architecturale de cette époque, l'affublant même du sobriquet populaire de Château du Fada, alors qu'il incarne la réussite matérielle et la grandeur spirituelle du colonel Robert Smith. Ce livre vise à démontrer que ce monument emblématique du patrimoine de Nice et l'être énigmatique et solitaire qui l'a conçu et construit méritent davantage d'attention et de considération alors qu'est annoncée la candidature de la ville de Nice à l'inscription sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO, comme "Capitale du Tourisme de Riviera".
Vu de l'extérieur, le Château de l'Anglais, comme l'Inde, parle directement au cœur. Désormais solidement établi dans le paysage urbain niçois, encore aujourd'hui il ne laisse personne indifférent, surtout l'hiver lorsque le soleil couchant enflamme les cimes enneigées de ce sublime paysage maralpin. Une vue imprenable, certainement l'une des plus belles de toute la Côte d'Azur.