Icônes


 

 

À l’occasion de la parution du catalogue SPIRALES DE VIE qui retrace mon activité artistique au cours de ces dix dernières années, j’ai voulu marquer un temps d’arrêt pour réfléchir à ce que représentent vraiment pour moi l’acte de peindre, l’iconographie et l’enluminure.

Comme l’écrivain, l’artiste est à la fois un passeur et un passant, dans la mesure où il recherche la transcendance dans le monde sensible. L’artiste est habité par le sujet qu’il dépeint et pour lequel il s’inspire autant du monde qui l’entoure que de son monde intérieur. L’iconographe, quant à lui, puise son inspiration au plus profond de son âme et dans le monde divin invisible à ses yeux de chair, en suivant une démarche intérieure comme le ferait tout chercheur de Vérité, quelle que soit sa culture spirituelle. Ce qui unit l’artiste, l’écrivain, l’iconographe et l’enlumineur, c’est l’expérience du vide qui, peu à peu, sous leurs mains, se remplit d’une Présence, au fil des mots qui se tracent sur la page blanche pour l’un, dans des formes inédites qui surgissent sur la toile vierge pour l’autre ou encore dans le dessin épuré d’une figure sainte qui s’ébauche sur la planche de l’iconographe…

La spiritualité et l’art ont toujours nourri ma vie intérieure et mon esprit créateur. Tout au long de ma vie d’interprète de conférence sur la scène internationale, j’ai suivi un parcours parallèle consacré au yoga et à la spiritualité orientale, avec des moments plus ou moins intenses, de nombreux voyages en Orient, un séjour de cinq ans en Inde et, à mon retour en Italie, l’enseignement du yoga dans les années 80 et 90 et la publication de Solar Yoga, paru en cinq langues et en sept éditions.

Au début des années 2000, après avoir consacré plus de trente ans à ma carrière d’interprète, j’ai découvert l’icône et j’ai ressenti la nécessité de consacrer la plus grande partie de mon temps à l’expression artistique et iconographique : je pouvais ainsi poursuivre l’aventure de la vie sur les deux voies de convergences parallèles, chères à mon cœur, que sont l’art et la quête intérieure.

Il s’agissait de me mettre à l’écoute d’une Vérité qui me dépassait, mais que je sentais enfouie au plus profond de mon être, plutôt que d’être écoutée dans la transmission linguistique au service des réalités de ce monde. J’abordais ainsi une nouvelle spirale de vie où la communion prenait le pas sur la communication et où j’allais tenter de donner forme, par la matière, à une réalité que j’avais appréhendée intuitivement lors d’une spirale antérieure de ma vie et que j’avais mise en exergue dans l’introduction de mon livre Solar Yoga.

« Dans chaque coeur humain il y a cette aspiration métaphysique à découvrir ce qui se cache derrière les apparences. Chacun ou chacune à sa façon cherche à percer le mystère de la vie . Et ce qui m’a amenée à écrire ce livre est en quelque sorte l’histoire de cette quête existentielle. »

C’est cette même quête que je retrouve dans l’acte de peindre : une méditation en action qui traduit par les formes et les couleurs un ressenti que les mots n’arrivent pas toujours à exprimer.

Quand l’acte de peindre porte sur l’icône, ma créativité devient le fruit d’une liberté guidée par la tradition et la prière, se manifestant par un grand dépouillement des formes et une profonde harmonie des couleurs. Ce retour à l’essentiel fait taire le flux incessant des pensées et des émotions pour laisser la place à une joie spontanée qui se révèle dans le silence du cœur. La foi et la dévotion qui m’animent lorsque j’écris une icône dans le calme serein d’un monastère, comme le veut la tradition, me mènent progressivement à la contemplation de la Lumière divine qui me guide dans ma quête de Beauté et de Vérité. Cette étincelle de Lumière brille en chacun de nous, mais nous devons veiller à ne jamais la laisser s’éteindre ni à la dispenser de façon irréfléchie, au risque de venir à en manquer nous-mêmes ! L’icône est la juste mesure de la Lumière partagée car elle naît de la source ineffable de Clarté et imprègne le cœur de l’iconographe pour ensuite rayonner du modèle créé sur la planche et inspirer le cœur de ceux qui la vénèrent.

Pour sauvegarder ce trésor intérieur, je ne peux faire de l’iconographie ni un métier, qui aurait par la force des choses, un côté commercial, ni un simple service rendu à l’église qui aurait, lui aussi, un caractère réducteur. Je souhaite être et rester une artiste, amoureuse de la voie spirituelle, qui communique son ressenti en toute liberté et en toute simplicité. C’est pourquoi j’ai voulu donner à voir mon travail et le partager avec mes amis et amies, qui sont aussi des amis de l’art, de l’iconographie et de l’enluminure, sans rechercher ni reconnaissance ni notoriété. C’est la spirale de vie que je traverse actuellement, car l’occasion qui m’a été offerte de réaliser ce catalogue m’a en quelque sorte obligée à creuser en moi-même pour retrouver les véritables motivations de ma démarche. Dans cet esprit, je me suis mise à relire les notes glanées au cours des ateliers avec mes maîtres iconographes, les réflexions personnelles surgies au cours de mes lectures sur ce thème, éclairées par quelques lueurs de vérité révélées de temps à autre dans mes séances de méditation. C’est alors que l’évidence de ma quête et la réalité spirituelle que je recherche dans l’icône me sont apparues avec la fulgurance de l’éclair. Il s’agit clairement de la dimension mystique de l’icône qui lui donne son caractère universel et qui permet à l’artiste de pénétrer le Mystère divin et de lui donner une forme que tous et toutes peuvent contempler. L’iconographe, passeur et passant, est un médiateur de paix. L’iconographie, même si elle est issue de la tradition orthodoxe et de la civilisation byzantine, ne connaît pas de barrières mais elle témoigne, au contraire, de l’unité de la création dont nous faisons tous partie intégrante. C’est ce que j’ai tenté d’évoquer, après une brève introduction, dans les quatre grands thèmes que sont l’icône comme lien entre l’Invisible et le visible, l’icône comme hymne à la Lumière, l’icône et son langage codifié fondé sur le Nombre d’Or, ainsi qu’une interprétation personnelle du rôle de l’iconographe dans la société contemporaine.

Introduction

La discipline iconographique est une voie expérimentale de recherche de la Vérité qui repose sur des fondements élaborés au cours d’un peu plus de deux millénaires d’art byzantin et d’un peu plus d’un millénaire d’art slave et l’iconographe est conscient qu’il n’est jamais seul, puisqu’il s’inscrit dans cette tradition millénaire. Cela ne le rend pas pour autant traditionaliste car il reste ancré dans son époque, tout en réalisant que sa créativité vient d’une source ancienne plus puissante que lui-même, à condition qu’il l’accueille avec humilité au service d’un dessein qui transcende sa propre individualité. Cette discipline, si elle se pratique de façon régulière, dans la solitude et dans un état de contemplation et de communion, devient inéluctablement une véritable ascèse.

En effet, l’iconographe qui poursuit une quête spirituelle tout en pratiquant son art aborde l’iconographie comme une expérience intime fondée sur une recherche de l’essentiel.

Dans cet esprit, il est à même de donner un sens existentiel, dans l’ici et maintenant, à un art somme toute assez formel, sans jamais se laisser bercer par l’illusion d’avoir créé quelque chose de tout à fait neuf et personnel. Il replace ainsi sa créativité au centre du formalisme de l’iconographie, tout en respectant la tradition qui n’est autre que fidélité dans la transmission. C’est là toute l’originalité de cet art qui lui permet d’ailleurs d’être signifiant, même dans notre monde contemporain. Il est utile de rappeler à ce propos que l’icône peut se lire à différents niveaux, tout comme l’intention qui sous-tend l’écriture d’une icône peut se révéler à différents degrés de profondeur. La lecture de l’icône peut être anecdotique, symbolique ou mystique et son écriture peut aller du simple artisanat d’art au service ecclésial pour culminer dans une véritable voie de Connaissance.

Il n’est pas dans mon propos d’aborder les deux premiers niveaux. Pour l’histoire et l’art, il existe une très riche littérature composée d’oeuvres souvent fort savantes, ainsi que de livres d’art parfois somptueux. Quant à l’aspect ecclésial, il n’est pas de mon ressort, car je ne suis pas impliquée formellement dans des activités paroissiales. Je tiens cependant à souligner que l’icône fait partie intégrante de l’église orthodoxe, dans une tradition millénaire ininterrompue, alors que l’intérêt qu’y porte l’église catholique est assez récent. Il n’en était toutefois pas ainsi aux premiers siècles de la Chrétienté, quand l’Eglise était indivise et quand l’icône servait au culte et faisait l’objet de la ferveur populaire après avoir été longtemps un art sacré dans le secret des catacombes.

Je traiterai donc exclusivement de la dimension spirituelle, mystique et intemporelle de cet art sacré qui, vu sous cet angle, partage des similitudes avec les arts sacrés des autres civilisations et cultures, et j’essaierai de mettre en relief ce qui est particulier et unique dans l’iconographie chrétienne. Je tenterai de montrer comment cet esprit mystique se manifeste dans les formes et les contenus de l’icône et je me pencherai brièvement sur le rôle et l’attitude de l’iconographe contemporain qui n’a pas souhaité faire de cet art sacré son métier, mais qui pratique néanmoins l’écriture d’icônes avec dévotion et constance.

L’icône comme lien entre l’Invisible et le visible
Si l’icône présente un véritable paradoxe, c’est qu’elle recourt à un langage hautement symbolique qui jette un pont entre le visible et l’Invisible et qui tente, par-delà les contraires, de faire le lien entre les lois de ce monde et les lois spirituelles. Diversement nommée “Fenêtre sur le Royaume”, “Face visible de l’Invisible”, “Présence dans l’absence”, l’icône ne livre son mystère qu’à ceux qui se sont approprié le langage codifié de l’iconographie.

S’il est indéniable que l’icône s’exprime dans la culture byzantino-slave et s’épanouit dans la spiritualité du Christianisme oriental, cela ne l’empêche nullement d’avoir un retentissement spirituel universel pour tout chercheur de Vérité, car elle l’aide à se poser les questions essentielles.

Cela tient au fait que tout art sacré a pour prémisse fondamentale la relation avec l’Insondable, l’Indicible et que seul  son langage symbolique permet de tendre vers une révélation de l’Invisible.

Il est vrai que l’art de l’icône incite à abandonner la vision ordinaire du monde et à ouvrir le regard intérieur qui réconcilie les contraires. C’est ce qui en orthodoxie porte le nom de métanoia ou retournement de la vision ordinaire.

Dans l’icône, le regard se concentre sur le Soi, sur l’Être et pour les Chrétiens, il suscite le réveil de la Conscience Christique. La perception du sens profond de l’icône et de la Présence qu’elle émane n’est possible que grâce à cette forme de lâcher prise intérieur une fois que l’on en a saisi les clefs.

Écrire une icône ou tracer un trait de calligraphie est un acte tout en intériorité, une activité artistique priante avec une forte exigence de silence, un chemin  spirituel sur lequel tous les chercheurs de Vérité se reconnaissent, que ceux-ci pratiquent la voie du Tao cherchant à concilier vacuité et plénitude ou que ceux-là s’orientent dans la voie du Védanta pour lequel Être et non-être ne font qu’Un. Le Père Serge Bulgakov, théologien et philosophe orthodoxe, retrouve dans l’icône la présence de la sagesse divine dans  notre monde matériel. Lui faisant écho, François Cheng, académicien orientaliste, voit dans les traits du calligraphe une sagesse absolue qui illumine, organise et protège tout.

L’iconographie, comme tout art sacré, témoigne de l’élan de l’artiste à exprimer ce qui le dépasse et, à l’évidence, il ne pourra se livrer à cette écriture que s’il a conscience d’être habité lui-même par le Souffle divin.

En d’autres mots, l’objet de l’icône est une sorte d’Apocalypse, une tentative de révéler la présence du Divin et une invitation à y communier qui se fondent sur une véritable initiation spirituelle.

Mais l’iconographie est aussi un art dépouillé, épuré, rigoureux qui permet de transmettre, dans l’esprit d’humilité des Évangiles, une vérité secrète, perceptible seulement à l’âme purifiée par la grâce. Pour pouvoir appréhender le monde invisible dans l’ouverture du coeur, l’iconographe reste en silence, dans une attitude de prière, en essayant de laisser de côté les préjugés religieux et la rationalité déshumanisante. L’orant, lui, vénère l’icône qui lui parle selon son état de maturité intérieure, au point même de devenir parfois une prière de vision.

En adoptant cette attitude de retournement, l’iconographe et l’orant s’efforcent d’adhérer au dynamisme de la vraie vie spirituelle et de contrecarrer l’entropie du monde matériel qui aura une emprise certaine s’il y a perte d’intériorité, au niveau personnel, et perte d’humanité, au niveau collectif. Dans cet esprit, l’icône devient la manifestation originale d’une vision intérieure propre à l’iconographe qui s’inscrit dans la chaîne millénaire et impersonnelle de la tradition.

L’icône, hymne à la Lumière
Avec ses fonds d’or, ses nimbes étincelants et jusqu’aux derniers traits vifs qui viennent éclairer les parties lumineuses des visages, l’icône est un véritable hymne à la Lumière. Une Lumière qui ne trouve pas son origine dans une source extérieure d’illumination, mais qui jaillit de l’image elle-même grâce à une savante technique et une antique philosophie élaborées au cours de millénaires par les praticiens de cet art sacré.

Toute la démarche de l’iconographe consiste en effet à faire surgir la Lumière des ténèbres et il dispose pour ce faire de toute une palette de moyens. Le principe de base de la technique est simple mais exigeant, car il s’impose à chaque étape de l’écriture de l’icône.

Grâce à son fond or que l’on pourrait considérer comme abstrait dans notre code pictural contemporain, il se produit une extraction du temps et de l’espace pour le sujet de l’icône. De prime abord, avant même d’y apposer les couleurs, ce fond en feuilles d’or véritable, métal précieux qui, mieux que tout autre, symbolise le ruissellement de la Lumière divine, donne à l’icône un caractère universel. Sur le plan philosophique, il évoque la vision plotinienne de la lumière et de l’espace.

En réalité, l’or qui, en tant que puissant vecteur d’énergie, sert de révélateur et de rehausseur des couleurs, renvoie toujours à la source originelle de Lumière qu’est l’Être, le Divin, l’Absolu.

D’entrée de jeu, l’icône nous accueille dans son univers anastasié afin que nos esprits se réveillent de leur état anesthésié. Ainsi, par sa lumière, l’icône a un pouvoir de transformation sur le monde et elle permet à l’iconographe de se relier à tous les pratiquants de cet art et de communier avec les êtres de Lumière de tous les temps et de tous les lieux.

À partir de ce fond or qui symbolise le Soleil sans déclin, la lumière est la base de toute l’icône. 

C’est la composante la plus importante de chaque partie du travail. C’est elle qui structure les formes des vêtements grâce au travail délicat des rehauts, en une succession de plus en plus lumineuse, appliqués sur les tons locaux pour créer l’impression de volume, comme si le tout était créé de l’intérieur. C’est elle qui vient se placer dans les zones les plus lumineuses des visages et des mains et sur toute autre partie apparente du corps, grâce au long et minutieux travail des ocres. C’est elle encore qui illumine, par le même procédé, tous les éléments  de la scène iconographique, tels que bâtiments, montagnes, fleuve ou végétation. Les couleurs, quant à elles, sont aussi Lumière, puisqu’elles proviennent de pigments véritables, minéraux dotés de reflets cristallins ou végétaux riches de leur luminosité naturelle. Le chromatisme complémentaire de l’icône, ainsi que l’harmonie sobre et juste de ses couleurs contribuent également au renforcement de cette énergie lumineuse.

Enfin, cette lumière rejaillit sur celui qui la crée et le renvoie à sa propre Lumière intérieure en empruntant les formes créées dès la première étape du dessin de l’icône, qui obéissent à un langage codifié fondé sur le Nombre d’Or.

L’icône, un langage codifié fondé sur le Nombre d’Or
L’icône s’attache à évoquer l’Invisible dans le visible et pour cela, elle recourt à un langage non-figuratif qui n’est pas pour autant un langage abstrait. Ceci mérite d’être explicité. Dans l’icône, on voit apparaître une image dépouillée de ses éléments figuratifs qui renaît sous une forme nouvelle, quasiment abstraite. En fait, il s’agit du regard transfiguré posé sur le monde et les êtres. Cette mystérieuse alchimie avait été perçue intuitivement pas quelques grands maîtres abstraits du vingtième siècle qui, lors de leurs visites dans les musées et les églises moscovites, étaient restés émerveillés devant certaines icônes russes des quinzième et seizième siècles, ce qui contribua d’ailleurs à la redécouverte de l’art iconographique et à l’étude de son langage codifié.

Pour comprendre une icône dans sa dimension apocalyptique, il faut en étudier la syntaxe, en posséder les clefs pour pouvoir s’approcher du Mystère.

La première impression que livre l’icône est une image de paix et d’accueil traduite par l’immobilité apparente et le hiératisme des personnages qui voilent cependant une dynamique intérieure. Cela s’obtient grâce à la perfection du drapé qui exige nécessairement une maîtrise poussée de l’art du trait. En appliquant les canons anatomiques stricts sans y ajouter de valence sensuelle ou charnelle, l’iconographe exprime l’être spirituel, surnaturel sous une apparence humaine.

Pour la représentation des édifices, c’est le principe canonique de la vision unique qui entre en jeu, évoquant la simultanéité de l’intérieur et de l’extérieur. Pour les montagnes, ce sont autant de touches de lumière qui donnent le sens de l’élévation. Mais quelle que soit la scène représentée, elle sera toujours fondée sur la perspective renversée qui consiste à déplacer le point de fuite du fond à l’avant-plan de l’icône et sur le Nombre d’Or qui structure le dessin sous-jacent selon une formule déjà connue dans la Grèce antique et qui se retrouve partout dans la nature.

Ainsi, l’icône ne saurait être descriptive car elle évoque toujours un état transfiguré, dans le respect d’un code de couleurs qui renvoie à une échelle de valeurs suprasensibles permettant de caractériser les personnages représentés. L’icône se revêt de formes et de couleurs qui se complètent pour créer une vibrante harmonie, tout en respectant scrupuleusement le dépouillement des formes pour ne révéler que l’essentiel.

C’est là qu’intervient le talent de l’iconographe qui pourra, au gré de sa propre sensibilité, donner une note d’originalité à son œuvre dans l’impersonnalité du travail iconographique. Ainsi, les nuances de couleurs créées par un iconographe russe seront fort différentes de celles d’un iconographe grec ou italien, même si tous utilisent la même palette fondamentale de pigments véritables. De même, le sentiment prédominant exprimé par un iconographe russe tendra vers plus de douceur avec une grande transparence dans le travail des lavis, alors que le sentiment grec privilégiera force et majesté, avec une densité plus prononcée dans l’application des couleurs.

Que ce soit pour l’iconographie chrétienne, la calligraphie coranique, la réalisation de mandalas bouddhistes et de yantras hindous ou encore la calligraphie taoïste, tout langage codifié poursuit le même objectif consistant à révéler l’Invisible grâce à un ensemble de symboles qui expriment des valeurs universelles. Cependant, l’art chrétien des origines possède une singularité particulière, conférée par le canon iconographique de la Frontalité qui trouve sa source dans la révélation du visage du Christ comme prototype de l’image non créée de main humaine. Pour les Chrétiens d’Occident, la tradition remonte à la Veronica et pour les chrétiens d’Orient à l’Acheiropoietos. Dans les deux courants, il s’agit de la Sainte Face, qui servira de modèle spirituel à toutes les icônes écrites au cours des siècles jusqu’à nos jours.

La Frontalité invite à la contemplation en dirigeant le regard vers l’essentiel, dans l’ici et maintenant, et en l’engageant dans un véritable face à face. Or, dans l’icône, l’élément principal de la Frontalité réside dans le visage avec le regard comme point focal et dont l’exécution représente l’aboutissement d’un intense cheminement intérieur et d’une longue pratique artistique.

De plus, le visage évoque la Présence que l’on ne peut percevoir que si l’on est voyant, au sens noble du terme, et cela signifie soit que l’on a reçu une initiation spirituelle, soit que l’on est soi-même déjà habité par la grâce qui est à la fois don et accueil.

Lorsque les textes iconographiques parlent de face à face, c’est cette vision immuable qu’offre le visage du Christ sur l’icône, mystère impénétrable du jeu de l’Invisible avec le visible, du Divin avec l’humain et du Spirituel dans le sensible.

C’est donc la même Présence que l’on retrouve dans la tradition et dans la contemplation : une Présence qui vibre au cœur même de l’univers de l’icône et qui n’est autre que l’Amour inconditionnel du Créateur envers Ses créatures. Ainsi se révèle la qualité indispensable à tout art sacré qu’est la relation mystérique avec l’Invisible, l’Ineffable, l’Intemporel, l’Indicible.

Avec le Christ, il existe un prototype de visage, une réalité originelle dont l’icône devient le reflet vivant. Le Chrétien contemple cette image en élevant son esprit vers la source première qu’est le prototype et l’icône parle directement à son cœur. Mais comme tout art sacré qui tend à révéler la relation mystérique avec l’Invisible et l’Intemporel, l’icône touche également tous les êtres humains priants, car elle s’adresse à l’Être impérissable qui vit en eux, à travers le regard qui sauve. Pour un Chrétien, l’icône est liberté dans l’Amour ineffable du Christ et pour un chercheur de Vérité, elle manifeste la face visible de l’Amour indicible qui jaillit de l’Absolu. La contemplation d’une icône permet ainsi à l’orant de retrouver son propre visage iconique et de communier avec l’esprit de l’iconographe qui l’a écrite. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles l’icône touche tant de personnes de cultures diverses dans notre monde contemporain.

Vécue de la sorte, l’icône ne se limite plus à un contexte ecclésial particulier, mais peut être contemplée par toute personne au cœur pur, quels que soient son sexe, sa religion, sa race ou sa culture. Écrite dans cet esprit, l’icône dépasse le simple cadre du service rendu à l’Eglise, mais elle amène l’iconographe à s’interroger sans relâche sur son véritable rôle dans le monde d’aujourd’hui et à se poser les questions essentielles sur le sens de l’existence.

L’icône, pont entre l’Invisible et le visible et matérialisation de la Lumière, est avant tout un vibrant hymne à l’Amour inconditionnel.

Une interprétation personnelle du rôle de l’iconographe
Que représente dans notre monde d’aujourd’hui l’art de l’icône pour la personne qui n’exerce pas un ministère sacerdotal, qui n’est pas tentée de faire de l’iconographie son métier ou n’est pas appelée à travailler au service de l’Église, mais qui ressent cependant une puissante attraction intérieure vers cet art?

En partant de ma propre expérience, je dirais que la pratique de l’icône est comme un retour à la source de notre être. Il s’agit d’une méditation en mouvement qui engage tous les aspects de notre personne, les sens, la sensibilité artistique, la réflexion et la contemplation, pour les canaliser vers un état d’attention intérieure paisible et ouvert. Cette ouverture permet une communion intense qui guide les mains de l’iconographe et qui est révélatrice des liaisons subtiles entre le corps et l’esprit.

C’est un état de vacuité où l’esprit agissant crée comme un centre de gravité et d’énergie dans la conscience de la personne qui est en train d’écrire l’icône. Dans cet état de conscience, l’iconographe réalise que le travail qu’il accomplit sur la planche, il le fait aussi en lui et que cela peut avoir un retentissement dans le monde matériel où il évolue. L’icône devient son point d’ancrage, un pôle de Lumière, un message d’Amour.

Certes, je ne suis pas en mesure de dire si c’est ma pratique de yoga durant de longues années qui m’a amenée à prendre conscience de cet état lorsque j’écris l’icône ou si c’est l’icône elle-même, enracinée dans sa tradition spirituelle millénaire, qui l’éveille en moi. Je pense que les deux courants se fécondent. En yoga, nous agissons sur notre corps spirituel non encore éveillé en travaillant le souffle, la posture et le mental et, en iconographie, nous élaborons notre image spirituelle non encore réalisée en maniant pinceaux et pigments.

Mais dans les deux cas, l’apprentissage est long et rigoureux et il requiert un lent et patient travail sur soi-même avec un engagement de toute sa personne. L’iconographe doit maîtriser une technique complexe qui exige discipline et précision dans une attitude contemplative et intériorisée.D’autre part, il lui faut éviter les embûches du cloisonnement et du traditionalisme pour ne retenir que l’essentiel.

Pour que sa pratique marque un temps d’arrêt dans le flot incessant des activités quotidiennes, l’iconographe doit faire siennes les vérités fondamentales sur lesquelles repose l’iconographie, telles qu’elles ont été évoquées ci avant. Force est de remarquer que pour progresser, l’iconographe doit suivre deux voies parallèles, l’esthétique et l’éthique, l’une inspirant ou freinant l’autre en fonction de l’attitude intérieure et de l’application extérieure de la personne.

Pour s’aider dans son cheminement intérieur et dans sa progression extérieure, il opère un retournement de sa mentalité pour essayer de percevoir la réalité qu’il vit avec une vision intérieure dénuée de passion et d’égocentrisme, en écho à la métanoia des Hésychastes. Il s’imprègne de la tradition et de la connaissance des codes en pratiquant une véritable ascèse, car il est contraint de répéter inlassablement les mêmes gestes sous la conduite d’un maître, sans jamais tomber dans le piège de la facilité, de la fantaisie ou des velléités du moment. Grâce à sa fidélité à la tradition et aidé par la prière, il accueille la Présence dans une vraie recherche du face à face. Selon son degré d’ouverture, il arrive à créer un espace de rencontre avec le Divin grâce à sa Lumière intérieure et grâce à son travail avec les lumières chromatiques. Quand toutes ces conditions sont remplies, quand ce parcours esthétique et cette démarche contemplative portent leurs premiers fruits, l’icône qui naît par sa main ne sera plus une simple copie conforme de l’original, mais une copie spirituelle, spizak, comme la nomment les maîtres russes.

L’iconographe sera devenu médiateur d’une énergie puissante, il sera un témoin de Lumière, un instrument du Divin et un messager d’Amour et l’icône, originale malgré sa fidélité à la tradition, deviendra son propre miroir spirituel. Il aura créé une œuvre contemporaine et intemporelle à la fois, défiant tout paradoxe, comme le veut la tradition iconographique qui a toujours jeté un pont entre l’Invisible et le visible, entre l’Éternel présent et le mouvement perpétuel et changeant. Son icône sera devenue la réalisation artistique de sa prière et de son élan d’amour envers tous les êtres.