Ce moment riche d’inspiration pour le coeur humain car il évoque les Béatitudes, est mieux connu sous le nom de “Sermon sur la montagne”, qui a inspiré nombre d’artistes au cours des siècles. Étrangement, ce thème a été fort peu représenté dans l’histoire de l’iconographie byzantine et slave et, hormis une icône russe du XVIIème siècle, aujourd’hui à la Gallerie Tretiakov de Moscou, je n’ai pas connaissance d’autres exemples importants. Je me suis donc tournée vers l’enluminure médiévale, art sacré par excellence, qui s’étend en Occident du cinquième siècle, avec la chute de l’Empire romain, jusqu’au seizième siècle où l’imprimerie vient remplacer les mains du copiste et du miniaturiste. Un art tout en finesse qui, comme son nom l’indique, servait à mettre en lumière le texte que l’enluminure illustrait, souvent sur un fond de feuilles d’or qui, lui, devait représenter symboliquement le reflet de la lumière divine.
L’enluminure aujourd’hui n’a rien d’une technique dépassée se limitant à une simple copie conforme de la reproduction d’une miniature. Au contraire, en s’inspirant de manuscrits d’époque et de styles divers, l’enlumineur contemporain porte un nouveau regard sur ce travail délicat et complexe: il offre une interprétation renouvelée, revisitée, d’une Vérité éternelle en proposant des compositions de libre interprétation qui respectent cependant avec toute la rigueur voulue les canons établis, la règle du Nombre d’Or de la composition et toute la symbolique propre à l’univers enluminé.
Ainsi, j’ai choisi une miniature en pleine page extraite de l’ouvrage de théologie morale qui s’intitule La Somme du Roi, un manuscrit français daté de 1295, actuellement conservé à la Bibliothèque Mazarine à Paris (sous la cote ms0870 f.064v). C’est à la demande de Philippe III le Hardi, dont il était le confesseur, que Frère Laurent, un dominicain, rédigea en 1279 ce Manuel appelé, en raison de son royal commanditaire La Somme du Roi. Très largement diffusée (plus de 80 copies manuscrites) traduite en provençal, en flamand, en catalan, en espagnol et en italien, La Somme du Roi exerça une profonde influence sur la littérature didactique et ascétique à la fin du Moyen Age. L’exemplaire conservé à Paris avec ses lettres ornées, ses quinze enluminures à pleine page sur vélin, fut copié en 1295 par Étienne de Montbéliard et décoré par un élève du grand enlumineur parisien de l’époque, Maître Honoré qui, lui, illustra le splendide exemplaire de La Somme du Roi conservé aujourd’hui à la British Library de Londres.
La composition que j’ai choisi de réaliser sur une planche en bois de tilleul, creusée en son centre et recouverte de levkas, comme pour l’icône, présente un format supérieur à l’original mais en conserve la géométrie sacrée sous-jacente au dessin reproduit sur la planche dont le contour a été préalablement doré à la feuille d’or jaune. Le fond de l’enluminure a été doré à la feuille d’or lune et gravé pour symboliser la lumière divine qui émane de la personne du Christ. Ce contraste harmonieux entre ces deux tonalités, l’or jaune éclatant comme le Soleil, symbole de Dieu, qui encadre la scène et l’or lune opalescent comme cet astre qui reçoit tout son éclat du soleil, renvoie à la Parole de Dieu, immuable et éternelle et à son messager sur terre, la Sainte Église, pâle reflet terrestre de la grandeur divine.
Comme l’enluminure originale comportait une légende: « Comment nostre sires parle a ses desiples en la montagne », j’ai souhaité en faire une adaptation moderne en divisant la planche en deux cadres et en réservant celui du bas, d’environ un quart de la surface totale, pour l’inscription de la sixième Béatitude : « Heureux les purs de cœur, car ils verront Dieu ». Je n’ai reproduit que la première partie de cette Béatitude afin de permettre au spectateur de laisser la suite du message résonner librement dans son coeur. J’ai utilisé le caractère de la Quadrata Romana pour faire en sorte que ces mots soient comme gravés dans la pierre de la montagne. Ici, le sermon du Christ, solide et intemporel comme le roc, est symbolisé par l’ampleur de la montagne qui occupe tout l’espace, arrivant même à recouvrir le cadre inférieur où apparaissent ces paroles de sagesse. Je n’ai pas retenu la tonalité originale de la montagne, trop sombre à mon goût sombre, mais je l’ai remplacée par des nuances ocrées très lumineuses qui sont en complémentarité parfaite avec les tonalités des habits des personnages. Cette montagne qui sert de fond à la figure du Christ, qui offre un socle aux personnages et qui donne un sens d’élévation au message transmis, semble aussi être un souffle puissant qui traverse toute la scène en reliant les diférents éléments, le monde céleste d’en haut avec le monde terrestre en bas, le cercle uni des Apôtres et la foule plus disparate des dévots, autour de la figure majestueuse du Christ au sommet de la montagne.
La trame symbolique de l’enluminure apparaît aussi dans le choix des couleurs qui sont toujours des pigments naturels et historiques, travaillés à la détrempe médievale. Pour le Christ, la pourpre, signe de royauté et le bleu profond, symbole de divinité, expriment sa double nature en une seule Personne. Ces deux couleurs sont ensuite partagées entre les Apôtres, les uns vêtus de bleu, les autres de pourpre, indiquant par là qu’ils sont très proches de leur Maître mais encore dans la dualité. Par contre, pour la foule, plus éloignée du Seigneur enseignant sur le sommet de la montagne, j’ai choisi des tons plus sobres, moins éclatants, plus terrestres, comme le bleu Charon, le rouge foncé et le gris. Pour créer l’unité entre les trois sphères – Christ, Apôtres et foule –j’ai ajouté une touche de rouge vermilion, symbole du sang qui est Vie et qui circule dans nos veines, pour les habits à peine visibles sous les capes et les manteaux des personnages, ainsi que dans la doublure du vêtement du Christ.
Cette trame symbolique se retrouve aussi dans les expressions faciales et dans la gestuelle des personnages, selon un langage très codifié. Le Christ tient sa main gauche ouverte, en signe de don alors que le majeur et l’index tendus de sa main droite sont extrêmement longs, symbole de son enseignement sur la montagne. Les visages des apôtres, en demi-cercle ordonné, traduisent une concentration extrême envers l’enseignement de leur Maître et la main de l’apôtre principal, Pierre, est ouverte et tendue en signe d’acceptation. Par contre, dans la foule assise de façon assez indisciplinée, les expressions sont beaucoup plus émotives et variées: on y voit de la distraction, du remords, de l’effroi, du doute ainsi que de l’innocence pour les plus jeunes et de la sérénité pour la jeune soeur assise à droite et vêtue de gris.
La scène a été admirablement construite par son auteur car elle conduit notre regard de la base élargie du triangle sous-jacent au dessin, avec sa foule disparate et gesticulante, vers les deux côtés du triangle avec les deux groupes d’apôtres concentrés et tranquilles dont le regard nous élève vers la figure du Christ assis sur la montagne, sommet de ce triangle invisible. Dans le même temps, ce mouvement du regard s’accompagne d’une élévation imperceptible de notre âme qui se détache peu à peu des mouvements de notre psychisme pour se concentrer sur la Lumière, source de Vie éternelle qui brille au plus profond de notre être.