Les iconographes aiment bien se revendiquer du titre d'écrivain Ils le préfèrent à celui d'artiste. En effet, on ne dit pas peindre une icône, mais écrire une icône. Elle doit être lue, à la manière d'un texte. Cela suppose donc de bien comprendre son vocabulaire et sa grammaire.
La réalisation de ce genre d'image sacrée appartient à la tradition des Églises chrétiennes orthodoxes. Elle obéit à un ensemble de contraintes. Cette canonique très précise est doublée d'un long apprentissage technique au sein d'un atelier, sous le contrôle d'un maître dont l'élève toujours se revendiquera.
La rigueur de la tradition assure à l'icône sa sûreté théologique, et lui permet de prendre place dans le dispositif liturgique dont elle fait partie intégrante. On est plus proche de l'artisanat que de l'art, au sens où on attend d'un iconographe qu'il soit un technicien accompli et un observant scrupuleux de règles multiséculaires édictées par l'église.
Peu de place pour l'expression personnelle dans cette école de spiritualité pratique exigeante à laquelle appartient Caroll Rosso Cicogna. Cette discipline, l'artiste la revendique dans toutes les formes de son travail, dans celui qui consiste à peindre par exemple une sainte Trinité, appelée plus précisément Hospitalité d'Abraham, mais également dans la production d'enluminures à la manière du Moyen Âge.
Ces productions ont un caractère atemporel qui fait toute leur force, surtout quand elles sont servies, comme chez Caroll, par une belle technique assortie d'une expressivité juste et élégante. Mais voilà, il peut y avoir chez l'artisan un désir d'affranchissement, une envie de remettre en question la technique, une volonté affirmée de se positionner différemment dans son travail. En un mot, d'être un artiste de son temps, au sens de la modernité, ou même de l'aventure de l'art contemporain.
Caroll Rosso Cicogna explore ce chemin. Elle en a la légitimité, car on connaît dans l'art de l'icône de profonds renouvellements de la tradition. On pense par exemple à l'influence des débuts de l'art de la Renaissance chez Andreï Roublev, ou l'étonnante liberté des formes de son maître Théophane le Grec. D'ailleurs, contrairement à l'intégrisme (ou mieux l'intégralisme) de certains ateliers, la reproduction servile n'est pas la règle. Même si la plupart de ces œuvres ne sont pas signées, on reconnaît en effet, en les lisant, la période, le style, le lieu de provenance, et parfois même la main anonyme reconnaissable dans d'autres productions.
Parfois, les ruptures sont plus profondes. On peut voir dans les églises orthodoxes des XIXe ou XXe siècles, d'étonnants panneaux dont les visages sont animés d'ombres leur donnant un réalisme presque en trompe-l'oeil. Cette manière est bien éloignée des canons classiques qui privilégient une écriture des images plutôt qu'une représentation de la réalité.
Mais Caroll Rosso Cicogna ne s'affranchit pas de la tradition. Son travail d'iconographe est en quelque sorte à part de ses recherches artistiques, même si ses deux types de productions appartiennent à une même démarche qui pourrait rejoindre l'expression contemporaine un peu hétéroclite de la nouvelle figuration, ou encore de certaines formes de l'abstraction quand elle ne renonce pas à la figure, même simplement géométrique.
Cette proximité d'écriture a été magnifiquement signifiée par Kasimir Malevitch, lorsqu'il a exposé, pour la première fois en 1915, sa toile abstraite Carré noir sur fond blanc. Il a choisi délibérément et de manière provocatrice, de l'installer à l'emplacement appelé le beau coin, l'angle en hauteur de la pièce principale où sont disposées les icônes.
Mais Caroll Rosso Cicogna ne se contente pas de démarches purement parallèles. Il n'y a pas l'artiste d'un côté, et l'iconographe ou l'enlumineur de l'autre. Il lui arrive de conjuguer ces deux recherches en une œuvre unique et singulière qui est, en quelque sorte, sa signature, son style. Le tableau Misere (Pitié, début en latin d'un psaume invoquant le pardon divin) est exemplaire de ce rapprochement. Caroll a inséré dans la partie droite du panneau, l'icône de Saint Pantaléon, dont le nom signifie Tout miséricordieux. Ce martyr du IIIe siècle était médecin. Il aurait miraculeusement ressuscité un jeune homme victime de la morsure mortelle d'un serpent.
Cette spiritualité associant guérison et pardon, est renforcée par un signe peint sur la partie gauche du tableau. On reconnaît un caducée, emblème d'Hermès, dont les ailes sont remplacées par un miroir qui renvoie au bâton d'Esculape (qui lui n'a qu'un seul serpent, une couleuvre exactement). Cette figure composite permet d'associer les symboles des médecines européennes (Esculape) et américaines (Hermès), et de permettre une lecture plus universelle. Cela est bien en accord avec l'histoire personnelle de l'artiste dont la double nationalité la fait appartenir aux deux continents.
Dans ce travail, l'icône de Saint Pantaléon est enchâssée, ou encadrée, dans un élément plus vaste qui en est à la fois l'expansion et le répondant. On peut se demander alors quel est le statut de ce tableau Miserere qui fait partie d'une quadrilogie de saints. Du fait du choix de la présence intégrale de l'image sainte, placée comme au beau coin de l'espace d'expression contemporaine, l'œuvre dans son ensemble peut-elle être qualifiée de religieuse ? En tout cas l'intention de Caroll Rosso Cicogna est bien d'écrire une œuvre en étant guidée dans sa technique aussi bien par des écoles pratiques de spiritualité, que par l'exploration d'enjeux artistiques contemporains.
Le questionnement pourrait être guidé par cette citation du livre Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier, du peintre abstrait russe Vassily Kandinsky : Tous les moyens sont sacrés s'ils sont intérieurement nécessaires.